NATIONAL
Le
Nouvelliste | Publié le : 07 mars 2014
En 2008, alors
qu’il restait seulement 1.5% de couverture forestière dans le pays, la
Grand’Anse pouvait encore s’enorgueillir de demeurer l’Amazone d’Haïti.
Maintenant, selon les autorités locales, en plus des bois alimentant les
guildives, blanchisseries et la construction, près de 40 000 sacs de charbon,
destinés à la cuisson, laissent chaque semaine le département. Un désastre
écologique imminent.!
La vie à Boucan Noël, ce village de pêcheurs dépendant de Corail (Grand’Anse),
rappelle la période précolombienne. Sur la plage saupoudrée de sel, en raison
de fréquents nordés, des enfants gambadent, nus comme des vers. A quelques
encablures de la côte, des « bois fouillés », croisant d’imposants voiliers,
fendent la mer, sous la poussée des pagaies maniées par des hommes aux torses
nus. La seule note discordante, l’absence de toute végétation, sinon quelques
cocotiers squelettiques érigés comme accidentellement dans ce décor lunaire.
Retiennent alors l’attention de
l’observateur réfléchi, ces immenses voiliers voguant à destination de la
capitale, alourdis par leur cargaison de bois dur pour l’échafaudage et/ou de
charbon de bois. Un jeune marin de confesser : « Nous transportons, par voyage,
près de 1 000 à 1 500 sacs de charbon, en faisant payer des frais de 50 gourdes
par unité, et 200 douzaines de bois dur, à raison de 100 gourdes la douzaine..»
S’éloignant des côtes, un périple
à l’intérieur des terres confirme ce constat de Dieuna Gay : « Des sacs de
charbon s’empilent aux alentours de toutes les voies menant aux différentes
communes, sans compter les voiliers des 9 autres communes côtières », ou sont
embarqués dans des camions ou des containers à destination de la capitale, de
là vers d’autres régions du pays, voire jusqu’aux Antilles, selon les
responsables régionaux.
Au fait, déplore le docteur en
sociologie et agriculteur Serge Picard, retraité à Corail, auquel feront écho
d’autres acteurs, tous les arbres succombent à cette dévastation, précieux ou
non : chênes, cèdres, acajous, manguiers et même l’arbre véritable, pour sa
résistance aux termites et aux intempéries, nous confiera François Chavenet,
entrepreneur et président de la Chambre de commerce et d'industrie
grand’anselaise (CCIGA). « Ce qui m’attriste personnellement, témoigne M.
Picard, c’est que les gens attaquent les mangroves, l’habitat privilégié des
poissons. Il faut comprendre que la mangrove, très recherchée, car produisant
plus d’énergie que les autres types de bois, coûte plus cher », révèle
Chavenet.
La pauvreté en cause
A l’origine du phénomène, ces
acteurs identifient le chômage et la pauvreté qui sévissent dans les campagnes.
Or, les besoins des familles ayant augmenté et ne trouvant pas d’autres formes
de survie, les paysans se tournent vers la terre, non pour la cultiver, mais
plutôt pour la dénuder par la coupe effrénée des arbres et gagner facilement de
l’argent. Ce que confirme l’un d’eux en émettant cette réflexion : « Nan mizè m
ye la a, m pa konn kilè m pral mouri, men fò m viv 2 jou m rete yo!» Une façon
de dire, pour prévenir tout reproche, vu son degré de misère, il lui faut parer
à l’urgence en se préoccupant de survivre. Et, pour lui, le seul moyen, c’est
de s’acharner sur les arbres pour obtenir un revenu rapide.
Le plus alarmant, se préoccupe
Serge Picard, producteur du riz « Tonton Ben », les gens ont été rendus
dépendants à l’aide alimentaire. « Or, a-t-il révélé, échappant à la vigilance
des autorités locales, ces mêmes camions qui apportent la nourriture s’en
retournent à Port-au-Prince remplis de sacs de charbon de 110 livres en
moyenne. » A ce rythme, croit-il, la Grand’Anse, à l’image de Boucan Noël,
deviendra une région désertique, difficile à vivre dans les cinq prochaines
années.
Pour l’entrepreneur Chavenet,
obsédé par l’horticulture, le marché inexploité des fleurs, les effets
conjugués de l’urbanisation, de l’abandon de certaines cultures (café, cacao…),
les changements climatiques, la pénétration des ONG, combinés à l’incitation à
la consommation, expliquent, entre autres, cette main basse irraisonnée sur les
arbres. « Les besoins des gens augmentent alors que leurs revenus sont limités.
Or, n’ayant pas en vue d’autre alternative, faute d’une éducation appropriée et
des opportunités offertes, ils s’acharnent sur les arbres comme solution de
facilité », explique Chavenet.
« Certes, estime-t-il, depuis
quelque temps, l’État manifeste la volonté de se ressaisir, mais son inaction
dans le passé, l’absence de cohérence et d’organisation dans la mise en œuvre
des politiques publiques ont aggravé le problème du déboisement de la région ».
Au fait, si en théorie les ministères semblent bien appréhender certains
problèmes nationaux, il faut par contre s’inquiéter de la disparité de leurs
plans respectifs, croit notre interlocuteur. D’où cette lacune d’efforts
conjugués vers des solutions adéquates. Il en donne pour preuve ce fait dénoncé
par la majorité des Grand’anselais, l’absence d’une plateforme régionale pour
une synergie entre les élus et les autorités départementales, chacun s’étant
retranché à l’intérieur de sa chapelle politique.
Quelles alternatives?
Comme pour illustrer ces
appréhensions, récemment, au moment de la présentation des plans spéciaux de
développement, incluant la Grand’Anse, un autre ministre a ravivé la plaie, en
s’écriant: « Comment se fait-il que nous, les autres ministres, nous n’ayons
pas été mis au courant de ces actions à entreprendre dans la Grand’Anse?»
Néanmoins, le gouvernement semble alarmé par la situation environnementale de
la Grand’Anse. En atteste, antérieurement à cet incident, ce forum, présidé
dans la région, en novembre 2013, par le ministre de l’Agriculture et auquel
ont participé les autorités régionales, les agents des collectivités
territoriales et autres acteurs de la société. Une résolution en est sortie,
qui envisage, entre autres mesures, pour endiguer le désastre écologique grand’anselais,
de disposer des agents sur les routes et les côtes pour surveiller la cargaison
des camions et voiliers.
Une rencontre similaire, présidée
cette fois par le ministre de l’Environnement, Jean François Thomas, s’est
tenue le 15 février à la Délégation départementale de la Grand’Anse. A la suite
de quoi, un communiqué conjoint des autorités régionales interdit le transport
du charbon de bois, de planches et de bois dur. Des saisies sont déjà
effectuées et des sacs de charbon commencent à s’entasser au commissariat de
Jérémie.
Mais Serge Picard se montre peu
optimiste. Il s’explique: « Beaucoup d’entre les CASEC, et même des maires, se
sont achetés des voiliers pour faire le commerce du charbon. Et quand le maire
Fignolé, président de l’Association des maires de la Grand'Anse (AMAGA), avait
fixé une taxe sur le charbon, il n’avait pas été suivi par les autres maires »,
rappelle-t-il.
Il faudrait plutôt, suggère-t-il,
élaborer un programme devant encourager les charbonniers à retourner à la
culture des champs, construire des routes pour l’écoulement des produits
agricoles, et éliminer, sinon réduire, la demande en charbon de bois, en
subventionnant par exemple l’achat de gaz propane et de fours appropriés.
Le
charbon de bois, une industrie florissante !
Cette dernière proposition ne trouve pas
toutefois l’adhésion de tous les acteurs, dont François Chavenet et la
militante canadienne pour la protection de l’environnement, Lucille Lemire, de
la Fondation Hubert Lemire (FHL), basée à Ottawa (Ontario) et à Jérémie
(Grand’Anse-Haïti). Le président de la CCIGA dit estimer à 400 millions de
dollars US les revenus générés par l’industrie du charbon de bois, dépassant
largement ceux résultant de toutes les autres cultures combinées (cacao,
mangues, artisanat…). « Or, malgré son impact considérable sur l’environnement
et la vie des ménages, le charbonnier n’était pas jusqu’à récemment reconnu
comme métier. »
Aussi propose-t-il une
restructuration, car l’utilisation du charbon de bois n’est pas mauvaise en
soi. « Il suffit, en attendant d’autres alternatives, de produire un volume de
bois à croissance rapide (acacia, bayahonde, tcha-tcha…), pour répondre à la
demande. Ensuite, en éliminant les intermédiaires, et en amenant les
charbonniers à s’organiser en associations communautaires, ils achemineraient
eux-mêmes le charbon sur le marché. Ils obtiendraient ainsi une valeur ajoutée,
plus considérable que le 1/5 qui leur revient actuellement. » Cette valeur,
croit M. Chavenet, pourrait être réinvestie dans la mise en œuvre de projets à
long terme, auxquels seront associés les paysans. Il plaide enfin pour une
cohésion entre les actions à entreprendre par les ministères qui, en se
partageant les informations, devraient pouvoir mieux assumer leurs
responsabilités.
La militante canadienne pour le
reboisement en Haïti, Lucille Lemire, partage certaines des vues de François
Chavenet. « La solution du propane a été déjà essayé, sans succès »,
souligne-t-elle. Elle envisage, pour sa part, d’impliquer davantage la
population par l’éducation, à commencer par le milieu scolaire. De cette
action, croit-elle, émergeront de jeunes entrepreneurs dans le
microfinancement, ou des esprits qui auront à choisir d’autres options au
charbon de bois, comme la fabrication de briquettes à partir de matériaux
compensables, la production de réchauds appropriés à étendre dans toute la
région. Mme Lemire se propose de faire la démonstration de ses idées à l’école
nationale de Quinton, établie à Moron.
« L’horizon pour freiner le
déboisement progressif de la Grand’Anse n’est pas bouché », fait remarquer un
membre de la société civile. A l’échelle planétaire, avec la circulation
instantanée des informations, les gens prennent conscience de l’engagement
requis pour leur propre épanouissement. Tout simplement, ils doivent être
encouragés et invités à participer à ce développement par les leaders qu’ils se
sont choisis. J’espère, conclut cet acteur, que c’est l’idée qui sous-tend le
Conseil des ministres délocalisé, «Gouvènman an lakay ou », et dont le prochain
pourrait se réaliser dans la Grand’Anse, le 22 mars ».
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