lundi 10 mars 2014

3 leçons sur le journalisme 2.0


Le Monde.fr | Par Luc Vinogradoff   (Austin, envoyé spécial)


Comme tous les ans, le journalisme, et son futur, a été un des thèmes récurrents lors du festival « South By Southwest » (SXSW), consacré aux nouvelles technologies, à Austin (Texas). Dans une industrie en mutation perpétuelle depuis près d'une décennie et où le statu quo ne veut plus rien dire, ces discussions servent à partager des expériences, dessiner des pistes pour s'adapter aux nouvelles contraintes et profiter des nouveaux outils disponibles. C'était précisément le but d'une table ronde, dimanche 9 mars, autour du « journalisme 2.0 », de laquelle ont émergé trois tendances.


Pour couvrir un sujet à fond, faire un site dédié
Aux Etats-Unis, comme en France, certains sujets d'actualité cruciaux ne semblent pas intéresser, a priori, la majorité des lecteurs. C'est le cas de la Syrie ou de l'Irak, des conflits armés complexes ayant coûté la vie à un nombre effrayant de personnes durent depuis plusieurs années.

Lara Setrakian, qui était correspondante de la chaîne CBS au Proche-Orient, a décidé de lancer le site Syria Deeply, exclusivement dédié à ce pays. On y trouve des brèves quotidiennes, des liens vers les meilleurs articles d'autres médias, des reportages grâce à un important réseau de correspondants sur place, des articles décryptant en détail les forces en présence, des cartes ou des visualisations de données. Il permet surtout à Lara et à son équipe de proposer aux lecteurs une couverture « constante et en profondeur », alors qu'elle estime que trop de médias ne peuvent que survoler les faits.

Ce site dédié est rapidement devenu un outil pédagogique, utilisé par les enseignants pour expliquer la guerre actuelle et l'histoire de la Syrie, à leurs élèves. Et à la grande surprise de Lara, qui pensait se concentrer sur ce seul sujet, des lecteurs ont demandé des sites similaires pour comprendre la situation dans d'autres pays (Irak, Afghanistan, Ukraine) ou des sujets touchant à la science (la maladie d'Alzheimer, les océans). Pour se financer, le site bénéficie d'un certain nombre de bourses. Et il s'assure un début de revenus en proposant directement des services payants à ses lecteurs. « Il s'agit de monétiser l'audience, pas le contenu », résume Lara Setrakian.


S'appuyer sur ses lecteurs
Andy Carvin a couvert le Printemps arabe pour la radio américaine NPR et a été parmi les premiers à s'appuyer sur les réseaux sociaux pour le faire. A SXSW, il s'est rappelé comment, au tout début du soulèvement en Libye en 2011, des vidéos montrant des hommes armés s'attaquant à l'armée dans l'est du pays ont commencé à circuler en ligne. Tout d'abord incapable, comme la plupart des journalistes occidentaux, de les vérifier, Carvin a utilisé « la masse critique » de personnes qui le suivaient sur Twitter pour créer « un écosystème » d'intelligence collective.

« Des arabophones m'ont traduit ce que disaient les hommes, d'autres m'ont dit qu'ils parlaient effectivement avec l'accent de l'Est, d'autres encore que les bâtiments officiels correspondaient bien à la ville où la vidéo était supposée avoir été tournée... Je n'aurais jamais pu savoir cela tout seul et aussi rapidement. »

Cette approche n'est pas parfaite, comme l'a montrée l'investigation numérique ratée menée par le site Reddit après l'attentat au marathon de Boston, en avril 2013. Ce que Carvin reconnaît sans peine, en ajoutant : « Imaginez s'il y avait eu deux ou trois journalistes confirmés pour encadrer cela ? ». Il se considère désormais plus comme « un faiseur de sens » qu'un journaliste, dans le sens classique du terme : il doit non seulement informer, mais faire le tri de toutes les informations, vraies ou fausses, qui circulent en ligne, notamment sur les réseaux sociaux. « On a eu tendance à ne pas parler d'une rumeur pour ne pas lui donner de crédit. Ce n'est plus possible aujourd'hui, car nos lecteurs savent tous qu'elle existe et y sont confrontés. »

Construire un réseau sur le terrain et l'entretenir
ViceNews se veut le média des « jeunes qui ne se sentent pas représentés par les médias traditionnels ». Lancé il y à peine une semaine par VICE, le site veut offrir une couverture internationale en vidéo qui s'appuie sur un immense réseau de correspondants, qu'ils soient journalistes, collaborateurs ponctuels ou simples citoyens. D'où l'importance d'entretenir ce réseau, souligne un des responsables du site, Drake Martinet.

Ce constat est partagé par les trois participants. « Trop souvent, les médias utilisent des fixeurs et des journalistes locaux pendant qu'un sujet est chaud et les laissent tomber par la suite. On les oublie », dit Lara Setrakian. Andy Carvin ajoute qu'une des premières décisions de First Look Media, le nouveau média qu'il a rejoint, a été d'embaucher des avocats pour protéger leurs collaborateurs.

L'avenir du papier était absent de la discussion sur le journalisme 2.0. Mais pas de SXSW. A la même heure, Scott Havens, PDG du magazine The Atlantic, expliquait comment sa publication a pu « doubler » le nombre de journalistes de sa rédaction depuis 2009, alors que la tendance est l'inverse presque partout ailleurs. En se concentrant notamment sur les retours en provenance des réseaux sociaux et en donnant la liberté à ses journalistes de travailler sur différentes temporalités, il estime avoir trouvé des leviers de croissance pour son mensuel. The Atlantic met en ligne gratuitement tous ses articles car, explique Scott Havens, « on a découvert que cela fait augmenter les abonnements au papier. Les lecteurs paient pour l'ensemble ». Sa conclusion est donc logique : « Les magazines ne vont pas disparaître. »

Luc Vinogradoff   (Austin, envoyé spécial)
Journaliste au Monde.fr

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